Issam MARZOUKI

Le Robinson tunisien

 D’Issam MARZOUKI

Ecrivain tunisien

(Un Tunisien sur une île déserte revit à sa manière l’histoire de Robinson. Ce court récit d’aventure, plein d’allusions littéraires et de clips d’humoristiques est un hommage à Daniel DeFoë en même temps qu’un bel hymne à    l’endurance, au courage et à l’ingéniosité humaine.) 

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J’avais longtemps hésité devant l’offre alléchante que m’avait faite le quartier-maître de m’embarquer pour une longue équipée vers les Caraïbes. Je n’avais jamais quitté la Méditerranée, et les ports les plus lointains où Dieu m’ait permis de débarquer étaient ceux d’Istanbul et d’Alexandrette ; cependant, je finis par céder à une irrésistible force où se mêlaient l’appel du large, qui n’avait cessé de me tirailler depuis ces îles, maintes fois décrites par les marins dans les ports d’Europe.

J’embarquai donc, en tant que matelot, sur le San- Pedro, le 29 mai 1756, sans savoir que ce paisible trois- mâts espagnol, arrimé au port de la Goulette, allait me précipiter dans la plus incroyable des aventures.

Je m’appelle Salem et j’étais le seul Tunisien dans un équipage formé pour une large part de marins grecs et portugais. J’arrivais cependant à communiquer avec mes compagnons grâce à ce sabir commun à tous les hommes de la mer.

Dès que nous eûmes franchi le détroit de Gibraltar, une brise agréable gonfla les voiles du San- Pedro et le poussa doucement vers le continent américain.

Trois jours nous séparaient seulement des premières Antilles quand une tempête inattendue se déclara. En quelques minutes, le ciel s’assombrit d’un amas de nuages menaçants. Un vent d’une force inouïe nous empêcha de ramener les voiles afin de stabiliser le bateau, ce qui eut pour effet de le désorienter dangereusement. Impuissants, nous vîmes arriver la catastrophe inéluctable. Les grands carrés de toile blanche se tendaient selon l’humeur du vent, entraînant le San- Pedro désemparé dans un tourbillonnement sans fin. Le pont, penchant tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, était régulièrement balayé par des vagues monstrueuses.

Malgré son expérience de vieux loup de mer, le capitaine se contentait de prier en s’accrochant désespérément au gouvernail. Quand la foudre brisa le grand- mât en son milieu, je compris que nos heures étaient désormais comptées et que les requins finiraient par se repaître de nos cadavres. Le lourd pilier s’effondra dans un fracas assourdissant sur le bâbord et ouvrit une large brèche dans la coque du voilier. Le terrible choc me projeta dans l’eau mais l’instinct de survie m’amena à m’accrocher à une large planche que la divine Providence plaça à ma portée. A moitié assommé, je me laissai docilement entraîner par l’esquif, au milieu des cris d’agonie des marins.

Un temps indéterminé passa. Je me préparais fatalement à mourir lorsqu’à travers le rideau des embruns, une énorme masse sombre surgit devant moi. C’était la terre ! Une terre inconnue, peut être hostile, mais combien quémandée. Je rassemblai ce qui me restait d’énergie pour nager vers cette grosse tâche et les vagues ne tardèrent pas à me jeter, complètement épuisé sur une plage sablonneuse. Me traînant loin de l’eau, je plongeai dans un profond sommeil.

Lorsque je me réveillai, la tempête avait cessé. Je me levai immédiatement pour faire le point sur ma situation. Ile ou continent, la terre sur laquelle le destin m’avait jeté semblait sauvage. Un rideau de palmiers géants bordait la plage et se prolongeait vers l’intérieur en une forêt épaisse qui partait à l’assaut d’une montagne escarpée. Au milieu de la mer d’émeraude redevenue calme, l’épave du San- Pedro s’était échouée à quelques encablures du rivage.

Après avoir étanché ma soif dans un petit ruisseau, je courus le long de la côte dans l’espoir de retrouver d’éventuels naufragés ; mais mes malheureux compagnons ne semblaient pas avoir survécu à la tempête. Cette amère constatation commençait à altérer ma joie d’avoir échapper à la noyade, quand mon attention fut attirée par des aboiements provenant d’u fourré ; c’était la chienne Zitouna, mascotte de l’équipage, qui m’ayant reconnu, me fêtait en gambadant dans tous les sens. Cette découverte si elle n’efface pas ma tristesse, me donna une énergie nouvelle qui me fit prendre la décision immédiate d’exploser la terre sur laquelle l’océan imprévisible m’avait jeté.

Après avoir précautionneusement fabriqué une sorte de lance avec un roseau au bout duquel j’attachai mon coutelas, je pénétrai sous l’épais couvert végétal, en direction de la montagne.

La forêt semblait sans danger et des myriades d’oiseaux inconnus animaient leurs frondaisons de leur gazouillis assourdissant. Des arbres tropicaux dont j’ignorais le nom ployaient sous le poids de fruits savoureux. Un ruisseau frais m’aida à m’orienter dans cette jungle touffue. A mesure que la pente se marquait, la forêt s’éclaircissait et lorsque je fus sur le point d’atteindre le sommet de la montagne, les arbres gigantesques cédèrent la place à des buissons rabougris qui s’accrochaient avec ténacité aux aspérités des roches. Un dernier effort me permit d’accéder à une plate-forme granitique d’où l’on pouvait contempler le paysage dans toute son étendue. L’horrible évidence s’offrait à mes yeux : j’étais sur une île !

 

Un point perdu dans l’immensité océane ! Pour la seconde fois j’étais prisonnier de la mer et nulle trace humaine, ni village, ni hameau, ni même fumée, ne se laissait deviner sur l’île.

La nuit me surprit sur le sommet et la fatigue finit par avoir raison de moi. Avant de sombrer dans le sommeil, je me promettai de me soumettre aux décisions du sort et d’affronter courageusement mes nouvelles conditions d’existence. Je rêvais que je courais dans les souks de ma Médina et que je dévorais voracement des monceaux de beignets au miel.

Dès l’aube, je décidai à parer au plus urgent et de récupérer tout ce qui n’était pas perdu du chargement du San- Pedro. Je ramassai donc sur la plage une quinzaine de planches rejetées par l’océan et je les assemblai avec des lianes pour former un radeau rudimentaire qui me permit d’atteindre l’épave à moitié ensablée. Deux allers-retours furent nécessaires pour débarquer tous les objets susceptibles de me servir. J’en dresse ici une liste complète :

-        2 fusils.

-        3 pistolets.

-        2 sabres d’abordage.

-        2 barils de poudre.

-        3 haches.

-        4 couteaux.

-        1 coffre de charpentier avec marteaux, limes, vrilles, sacs de clous, etc.

-        1 longue-vue.

-        1 coffre de vêtements dont des chemises, des pantalons et cinq chéchias authentiques.

-        1 marmite.

-        3 casseroles.

-        6 couverts.

-        2 sacs de semoule.

-        1 sac de grains de blé.

-        Plusieurs livres de viande séchée.

-        Plusieurs livres de biscuits de mer.

Ma tâche s’acheva à la nuit tombée. Le lendemain matin j’abritai mon précieux bien au fond d’une grotte à l’abri du vent, dans laquelle je me proposai d’élire domicile. J’aménageai mon foyer de troglodyte avec un minimum de confort. Un hamac, deux chaises et une table, récupérés dans l’épave, formaient tout mon mobilier. A portée de bas, les instruments d’usage courant et les armes soigneusement chargées étaient suspendus à des clous plantés dans la roche. Mon foyer installé, j’entrepris de le protéger contre les dangers éventuels en élevant une palissade. Je dus abattre à la hache tout un bosquet d’arbres droits et solides dont je taillai les deux bouts en pointe. Je plantai ensuite ces pieux dans le sol en les alignant en demi-cercle devant l’entrée d la grotte, de telle sorte que le dispositif formât un rempart protecteur tout en laissant pénétrer la lumière dans mon logis. J’y aménageai également des meurtrières d’où je pouvais guetter l’approche d’un ennemi et tirer dans les meilleures conditions. Une simple échelle me permettait de franchir la palissade dans les deux sens.

Satisfait de mon ouvrage, je cherchai à m’assurer des moyens de subsistance en vue d’un séjour prolongé sur l’île. C’est ainsi que je devins alternativement agriculteur, éleveur et potier.

Ayant conservé précieusement mon unique sac de gains, je le semai dans une large clairière ensoleillée, préalablement défrichée. Je travaillai la terre et y creusai de larges sillons avec un sabre dont la lame, encastrée dans un manche, me servit de houe. Le blé perça rapidement dans ce sol riche et j’eus ma première récolte au bout de six  mois, ainsi qu’il est fréquent sous les tropiques. Moissonner et moudre présentaient des difficultés que je surmontai à force d’endurance et en palliant le manque d’outils par l’ingéniosité. C’est ainsi que j’obtins ma farine en écrasant les grains entre deux grosses pierres plates semblables aux moulins manuels de nos compagnes.

Au cours de mes expéditions de chasse, dans lesquelles j’utilisais parcimonieusement la poudre recueillie sur le San-Pedro, je découvris un troupeau entier de chèvres sauvages qui habitaient les hauteurs de l’île. Je pus en piéger un couple que j’entrepris de domestiquer en l’enfermant dans un enclos de roseaux adossé à mon champ de blé. Des gallinacés assez semblables à nos poules domestiques, ainsi que des canards et des faisans au plumage coloré s’ajoutèrent aux chèvres pour transformer mon domaine en véritable ferme.

Bey sans sujets, je présidais fièrement aux destinées de ce petit monde bêlant, gloussant, piaillant et aboyant ; mais la compagnie de mes semblables me manquait terriblement.

C’est durant cette période que je capturai et domestiquai un perroquet qui, s’il ne pouvait soutenir une conversation, parvenait du moins à répéter les mots que je lui apprenais régulièrement. Trois phrases revenaient inlassablement dans son discours et jetaient une note familière et réconfortante dans mon univers solitaire : «  Pauvre Salem ! », « Le couscous est prêt ! », et « Ta chéchia est tombée ! ».

Mon œuvre de colon malgré lui s’acheva par la maîtrise de l’art de la poterie. Je découvris au cours d’une promenade, dans un vallon profond, une nappe composée d’une argile très pure. L’idée me vint alors de tenter l’expérience et de l’utiliser dans la fabrication des ustensiles qui me faisaient cruellement défaut. Maîtrisant passablement le métier, pour avoir été, pendant mon enfance, apprenti-potier à Nabeul, je confectionnai un tour rudimentaire et je me mis à l’œuvre, pétrissant, modelant et cuisant la belle argile qui se transformait sous mes mains en objets divers.  

Je dus plusieurs fois me remettre à l’ouvrage ; mais mes efforts furent enfin récompensés. J’obtins ainsi des ustensiles variés et pratiques : plats, bols, kanouns, et surtout un petit four à pain, une tabouna dans laquelle je fis cuire mon premier pain. Mais mon véritable chef-œuvre fut un couscoussier, un lourd couscoussier bien proportionné, capable de préparer la nourriture de toute ma famille. Mon travail de potier me permit de parachever mon œuvre et d’accéder à un degré supérieur de civilisation qui contribua à tunisifier ma vie primitive.

Je passai ainsi deux années dans mon île, entretenant mes champs, élevant mes bêtes, ne m’accordant du repos que le vendredi, jour que je consacrais cérémonieusement à la préparation du couscous et à une langue promenade sur la côte.

Des années se passèrent ainsi, sans que la moindre voile pointât à l’horizon. De sauvage qu’elle était, mon île se transforma peu à peu en une petite colonie prospère, que je baptisai « Nouvelle-Tunisie » ; mais l’absence de mes semblables me pesait et je passais des heures entières à scruter l’horizon désespérément vide.

Un vendredi ensoleillé, je déambulais comme à l’accoutumée sur le sable blanc, précédé de Zitouna qui s’arrêtait par moments pour flairer avec curiosité les grands crabes caparaçonnés. La chienne sembla soudain s’agiter et se mit à geindre en remuant le sol avec son museau. « Elle aura sans doute découvert quelque bête inconnue », pensai-je. J’allongeai le pas dans sa direction et ne tardai pas à découvrir la cause de son énervement subit : des traces de pas humains étaient profondément inscrites dans le sable ! Je n’étais donc pas seul dans mon île ! Mon cœur se mit à battre rapidement.

Les empreintes de pieds nus étaient nombreuses et semblaient se diriger vers la forêt. Des êtres humains, hostiles peut-être, avaient débarqué sur mon île ! La prudence me dicta de courir me refugier dans la grotte. Je me barricadai derrière ma palissade, rassemblai mon arsenal et hasardai un regard fiévreux à travers la meurtrière centrale. Une heure se passa sans qu’aucune modification vînt troubler le calme du paysage, puis, imperceptiblement, une colonne de fumée blanche s’éleva au-dessus des arbres, marquant le lieu où les intrus devaient se reposer.

Partagé entre la crainte d’avoir affaire à des sauvages et le désir impérieux de voir des êtres humains, j’hésitais longtemps avant de prendre la décision d’éclaircir le mystère.

Ayant vérifié que mes armes étaient bien chargées, je plaçai deux pistolets dans mon ceinturon auquel pendait un sabre effilé ; j’emportai un fusil dans chaque main et me dirigeai vers la fumée.

Les indigènes s’étaient arrêtés dans un vallon dégagé. Caché derrière un rocher, je pus ainsi observer leur groupe. Ils étaient six, accroupis autour d’un feu de bois ; six colosses simplement vêtus d’un pagne en peau de poisson, le cou ceint d’un collier de perles. Pour tout armement, ils n’avaient que des machettes qu’ils avaient fichées dans le sol. Un septième personnage, d’aspect frêle, semblait leur prisonnier et était ligoté à un tronc de palmier.

Les guerriers se concertèrent un moment dans un langage inconnu, puis l’un d’eux se leva, empoigna sa machette et se dirigea vers le prisonnier. Je devinai l’intention du sauvage quand il brandit son arme et s’apprêta à l’abattre sur le pauvre malheureux. Sans réfléchir, j’épaulai un de mes fusils et tirai. La balle brisa net le geste du tueur qui s’affala sur le sol. Ses compagnons sautèrent sur leurs armes en cherchant du regard l’ennemi invisible, mais un second coup de fusil acheva de les effrayer et ils coururent en désordre en direction de la mer proche. Cette victoire rapide me remplit d’un courage qui me lança à leur poursuite. Je n’eus de répit que lorsque je les vis qui sautaient dans deux pirogues à balancier et qui s’éloignaient de l’île.

Je revins au prisonnier et j’entrepris de le détacher. Dès qu’il fut libre, il se mit à m’embrasser les mains en signe de reconnaissance. Je lui fis le signe de s’arrêter et lui tins ce discours :

« Je m’appelle Salem. Dieu, dans son infinie bonté, t’a placé sur mon chemin afin que cesse ma solitude. Je te surnommerai Jomaâ en souvenir du jour où je t’ai rencontré ».

Jomaâ ne me quitta plus d’une semelle et au bout de quelques semaines il en sut assez sur l’art de manger les briks sans renverser l’œuf pour mériter le titre de second citoyen de cette île.

Trois années s’écoulèrent avant qu’un vaisseau portugais n’accostât sur l’île. Au récit de mon aventure, le capitaine s’émerveilla et m’apprit qu’un écrivain anglais nommé Defoe avait raconté dans un de ses romans, Robinson Crusoé, une histoire pareille à la mienne. Après avoir déposé Jomaâ chez les siens, dans une île de l’archipel des Antilles, le vaisseau fit route vers Tanger d’où il ne me fut pas difficile de regagner Tunis.

Aujourd’hui, je suis bien trop vieux pour reprendre la mer et bien qu’étant heureux d’avoir retrouvé ma terre natale, chaque fois que mon perroquet répète : « Pauvre Salem ! », la nostalgie me ramène vers les rivages de la « Nouvelle-Tunisie ». 



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